Albert Saguès

Les Israélites de Tunisie et la Naturalisation française

Trois articles publiés dans L'Avenir Illustré des
16 Novembre 1928, 30 Novembre 1928 et 15 Janvier 1929

Carte du Maroc    Généalogie    Biographie


L'Avenir Illustré du 16 Novembre 1928

L'étude qu'on va lire a été publiée en 1925. Depuis, grâce à la sagesse politique de M. Saint, Résident Général de Tunisie(1), la nationalité française a été conférée avec un généreux libéralisme à nos coreligionnaires de la Régence. Certaines parties de cette étude ne répondent donc pas aujourd'hui à la réalité. Nous avons estimé qu'il convenait cependant de la publier intégralement.

NOS DOCUMENTS

     L'application de la loi du 20 décembre 1923 relative à l'acquisition de la nationalité française en Tunisie préoccupe, à juste titre, les divers éléments de la Régence. Elle avait éveillé de grands espoirs chez les uns ; elle avait provoqué de graves inquiétudes chez les autres et les divers organes de la presse locale qui, par un accord tacite, en avaient exagéré la portée, n'ont pu dissimuler, lors de la promulgation, l'accueil contradictoire qui lui a été réservé.
     L'agitation dont elle a été le prétexte se révèle aujourd'hui factice, car cette loi se révèle inopérante en ce qui concerne en particulier la naturalisation des éléments indigènes ; elle n'intéresse guère l'élément étranger car elle n'apporte aucune modification sérieuse à la loi du 3 octobre 1910, non plus qu'au décret du 8 novembre 1921. Elle demeure donc lettre morte pour tous les groupements de la Régence, non pas tant par suite de l'obstruction à son application que parce qu'elle ne renferme aucun élément nouveau favorable à la naturalisation des indigènes.

     En réalité, les mesures adoptées par le gouvernement de la République, d'accord et sans doute aussi sur les suggestions de la Résidence Générale ne paraissent avoir eu d'autre but que d'attirer dans l'orbite française l'élément étranger définitivement fixé en Tunisie ; et si elles n'interdisent pas à la population indigène, musulmane et israélite, l'accès de la nationalité française, il est mis cependant de telles conditions à l'octroi de ce privilège que le nombre de Tunisiens qui pourraient en bénéficier est franchement insignifiant. L'on ne saurait donc prétendre de bonne foi que l'application de cette loi puisse avoir pour effet de porter, si peu que ce soit, atteinte à l'avenir du Bey ou d'ébranler le loyalisme de ses sujets.

     L'octroi de la naturalisation française en Tunisie demeure en fait régi par la loi du 3 octobre 1910 et le décret du 8 novembre 1921. La loi votée par les Chambres françaises en décembre 1923 vise, uniquement semble-t-il, à codifier, à coordonner les dits documents, à les harmoniser et les compléter. Rien de plus.

     Les conditions imposées pour l'acquisition de la nationalité française sont et demeurent différentes, suivant qu'elles s'appliquent aux étrangers ou aux Tunisiens.

     1° Etrangers – D'après la loi du 3 octobre 1910 (art. 1), peuvent être naturalisés les étrangers âgés de plus de 21 ans et qui justifient de trois années de résidence en France, en Algérie, et, en dernier lieu, en Tunisie.
Le décret du 8 novembre 1921 (art. 1) reconnaît la qualité de Français à tout individu né dans la Régence, de parents dont l'un justiciable des tribunaux français au titre étranger, est lui-même né dans la Régence. Dans le cas où ce parent n'est pas celui qui, d'après la législation française, donne à l'enfant sa nationalité, ce dernier conserve la faculté d'option dont il peut se prévaloir à sa majorité.
     La loi du 20 décembre 1923 maintient toutes ces dispositions avec cette seule modification que l'individu déclaré Français en vertu du décret du 8 novembre 1921, pourra dans tous les cas, et sans aucune réserve, bénéficier à sa majorité de la faculté d'option ; mais les enfants nés dans la Régence d'un étranger qui aurait déjà usé de cette faculté n'auront pas le droit de décliner la qualité de Français.
     Il convient de relever l'anomalie que renferme le décret du 8 novembre 1921 et que confirme la loi du 20 décembre 1923.

     Applicable aux enfants nés en Tunisie de mère étrangère, le décret aurait du l'être a fortiori aux enfants nés de mère française. Il n'en est rien cependant.

     Ainsi les enfants issus du mariage d'un Tunisien et d'une Italienne, née elle-même dans le pays, sont Français, leur mère étant justiciable des tribunaux français au titre étranger ; mais les enfants issu du mariage d'un Tunisien et d'une Française sont tunisiens, leur mère étant justiciable des tribunaux français, non au titre étranger, mais au titre français.
Le décret confère donc aux enfants d'une étrangère un droit qu'il dénie aux enfants d'une Française.
     Nous nous empressons de reconnaître que cette anomalie n'a pas échappé à l'esprit libéral du Résident Général ; il a essayé de donner à ce décret une large interprétation en conférant la nationalité française aux enfants nés de mère française ; mais le Ministère de la Justice s'est refusé à le suivre dans cette voie : il prescrit une application du décret stricte et rigoureuse.
Parmi les individus ainsi exclus du bénéfice de ce décret, l'on peut compter un certain nombre d'Israélites, nés de mère algérienne. Devons-nous voir dans ce fait l'explication sinon la justification de la restriction apportée délibérément à l'application du décret ?

     2° Tunisiens – La loi du 3 octobre 1910 ainsi que celle du 20 décembre 1923 envisagent également la naturalisation des indigènes musulmans ou israélites.
Peuvent être naturalisés après l'âge de 21 ans accomplis et après avoir justifié qu'ils savent écrire et parler couramment la langue française

     a) les sujets tunisiens qui ont été admis à constater et qui ont accompli un engagement volontaire dans les armées de terre et de mer suivant les conditions prévues par la loi du 13 avril 1910(2)

     b) les sujets tunisiens qui, n'ayant pas été admis à contracter un engagement comme impropres au service militaire
     1° ont obtenu, soit un diplôme de Docteur ou de Licencié ès lettres, ès sciences, de Docteur en médecine, en droit, de pharmacien de 1 ère classe ou le titre d'interne des Hôpitaux nommé au concours dans une ville où il existe une Faculté de médecine ; soit un diplôme délivré par l'Ecole Centrale des Arts et Manufactures, un diplôme délivré aux élèves externes de l'Ecole des Ponts et Chaussés, de l'Ecole supérieure des Mines, de l'Ecole de génie maritime, de l'Ecole des haras du Pin, de l'Ecole nationale des Hautes Etudes commerciales et des écoles supérieures de commerce reconnues par l'Etat ; soit un prix ou une médaille de l'Etat dans les concours annuels de l'Ecole Nationale des Arts décoratifs, de l'Ecole nationale des Beaux-Arts, du Conservatoire de musique et qui justifient en outre d'un temps de scolarité effectif nécessaire pour l'obtention des diplômes, prix ou médailles de ces Facultés ou Ecoles

     2° ont épousé une Française

     3° ont rendu à la France des services importants et signalés
La loi du 20 décembre 1923 ajoute à la liste des diplômes pouvant donné accès à la nationalité française
1° Le baccalauréat de l'enseignement secondaire
2° Le diplôme de fin d'études du Collège Sadakt
3° Le diplôme de fin d'études de l'Ecole professionnelle Emile Loubet de Tunis
     Notons d'ailleurs que le baccalauréat, seul diplôme qui pouvait intéresser quelques éléments isolés de la jeunesse israélite, ne figurait pas dans le projet primitif soumis aux Chambres. Il n'y a été inscrit que sur la demande présentée par la Résidence générale par quelques personnalités israélites.

A. SAGUES      (A suivre)

(1) Lucien Saint a été Résident Général de France en Tunisie de 1921 à 1929. C'est le représentant officiel du gouvernement français à Tunis durant le protectorat français en Tunisie (1881-1956). (Wikipedia)
(2) Un engagement volontaire de trois ans. (NdR)


Suite de l'article "Les Israélites de Tunisie et la Naturalisation française"
L'Avenir Illustré du 30 Novembre 1928

NOS DOCUMENTS

(Suite)

     Résumons-nous : il suffit aux étrangers de résider trois ans en Tunisie pour pouvoir solliciter la naturalisation française, mais les Tunisiens doivent au préalable contracter et accomplir un engagement volontaire de trois ans, ou ils doivent produire un diplôme d'une Faculté, d'une Ecole supérieure, d'un établissement secondaire, ou épouser une Française, ou enfin rendre à la France des services signalés.

     Ces conditions remplies n'octroient pas ipso facto la nationalité française aux Tunisiens, car l'Etat français se réserve toujours de statuer sur les demandes qui lui sont soumises : il peut les accueillir ou les rejeter sans tenir le moindre compte des sacrifices consentis par les intéressés. On n'aurait certainement pas agi différemment si l'on avait voulu éloigner de la naturalisation l'élément tunisien même le plus favorable à l'influence française. L'ostracisme dont cet élément demeure frappé enlève donc toute portée pratique à la loi du 20 décembre 1923. Nous ne voulons rien dire des entraves à son application. La mauvaise volonté des bureaux, l'inertie dont certains fonctionnaires sont frappés, font échec à la volonté du Parlement pour si peu qu'elle soit favorable aux éléments indigènes.

     Nous croyons, en effet, savoir que, sur 300 demandes de naturalisation, cinquante seulement ont reçu une suite favorable et, tandis que des Maltais qui ne savent ni écrire ni parler la langue française ont été naturalisés en bloc, il nous a été donné de constater que des instituteurs tunisiens qui enseignent dans les écoles primaires de la Régence se sont vus refusés la nationalité française. Qui donc cependant est mieux placé que l'instituteur pour servir l'influence française ?

     S'il faut modifier la loi, il est encore plus urgent de modifier l'esprit de ceux qui sont chargés de l'appliquer.

     Quoiqu'il en soit, cette loi ne répond guère aux aspirations de certains groupements importants de la Régence. Elle répond encore moins aux intérêts de la France et le problème que nous venons seulement d'esquisser, mérite d'être étudier sous ses divers aspects.

     Deux questions en effet se posent dont l'examen nous donnera la solution logique du problème de la naturalisation.

     La France a-t-elle un avantage réel à favoriser l'acquisition par les Tunisiens de la nationalité française? La réponse ne saurait être douteuse. Accroitre la population française, là comme dans toutes ses colonies, tel est son intérêt immédiat. Quels que soient sa puissance militaire ou le prestige dont elle jouit auprès de ses sujets et protégés, il y a pour elle un danger permanent à n'être représentée sur ces territoires qu'elle a englobés sous sa tutelle, que par ses fonctionnaires et ses soldats. Cette minorité de Français submergés par des populations étrangères indifférentes ou hostiles n'aura-t-elle pas l'impression de camper en pays ennemi ? Les régions colonisées par la France seraient sans aucun doute solidaires des destinées de la Métropole si elles comptaient une majorité ou du moins un nombre important de citoyens français. Si donc la France avait une population dense et prolifique, elle aurait pu en déverser l'excédent dans ses colonies et créer ainsi une atmosphère française partout où flotte son drapeau. Tel eût été sans doute le moyen le plus efficace pour implanter, maintenir et développer ses traditions dans les colonies françaises et les pays du Protectorat. Mais le mal dont elle est frappée ne le lui permet pas.

Il y a trop peu de Français d'origine fixés dans ces territoires et le noyau métropolitain risque de se voir enrobé dans quelques années dans une épaisse pulpe étrangère, car la natalité dérisoire du peuple français lui interdit d'espérer pour ses colonies un peuplement ethniquement français. La population française est en effet la moins féconde du monde. Les dernières statistiques sont incontestablement les plus pessimistes de toutes celles qui ont été publiées ; elles justifient toutes les alarmes.
     La population française ne s'accroit pas, elle décroit et les calculs les plus sérieux démontrent qu'avec le taux actuel des naissances et des décès, cette population ne sera, dans cinquante ans, guère supérieure à celle de l'Espagne. Cinquante ans tiennent sans doute une grande place dans la vie d'un homme ; mais c'est bien peu de choses dans l'existence d'une nation. Quel pourra être alors le rôle politique de la France ? Quelle sera sa situation en Europe ? Ne risque-t-elle pas de ne pouvoir même pas conserver intactes ses frontières actuelles ? Tandis qu'en effet la densité de la population est de 120 en Allemagne, de 146 en Angleterre, de 100 en Hollande, de 256 en Belgique, elle n'est que de 70 en France. Le nombre d'Anglais qui quittent tous les ans la mère patrie pour se répandre dans les colonies britanniques est de 300 000, le nombre de Français qui quittent la France n'est que de 15 000, guère plus élevé que celui des Belges qui immigrent en France. Ce dernier pays qui ne put peupler ses colonies s'expose à être colonisé par les étrangers et la situation présente des dangers qu'il n'est nul besoin de préciser. Elle pourrait faire perdre à a France dans peu d'années le bénéfice des efforts admirables qu'elle a déployé dans ses colonies et ses Protectorats qu'elle a dotés de toutes les acquisitions de la civilisation et qu'elle entretient de ses capitaux, de son activité et de ses initiatives.

     Comment remédier à cette impuissance de vitalité, à cette insuffisance de sève que l'on constate en France ? Mais que fait donc un ménage stérile qui désire s'assurer une progéniture ? Il adopte des enfants étrangers. La France doit faire de même. Il est possible que, du moins dans les débuts, il n'y ait pas entre parents et enfants adoptifs cette tendresse toute instinctive, cet attachement naturel qui se manifeste chez les enfants envers leur propre mère, mais il est évident que de vivre ensemble, de se communiquer leurs pensées, d'avoir les mêmes intérêts, de sentir qu'ils ne peuvent se passer les uns des autres, crée entre parents et enfants adoptifs des sentiments d'affection, des liens de solidarité qui leur donnent à la longue l'illusion d'une certaine consanguinité.

     Adopter le plus grand nombre possible d'enfants, favoriser dans une très large mesure les naturalisations, c'est cela qui permettra à la France de compenser le déficit qu'elle découvre tous les ans dans le chiffre de sa population et qui s'aggrave davantage tous les jours ; c'est cela qui lui permettra aussi de maintenir et de défendre partout ses droits et ses intérêts.

     Le devoir de la France, devoir qui lui est dicté par l'instinct même de conservation, est donc de s'assimiler dans les colonies et les pays du Protectorat, les éléments qui sont susceptibles de l'être. Il est donc urgent de modifier la loi.
     Mais la France ne peut faire un effort dans ce sens qu'en faveur des éléments qui seraient en mesure de le comprendre, de l'apprécier et de répondre avec empressement, en un mot au profit des populations qui par sentiment, par affinité, par intérêt, seraient elles-mêmes désireuses de solliciter la naturalisation française.

     Nous sommes ainsi et tout naturellement amenés à rechercher quelles sont les diverses populations de la Régence qui seraient par conséquent disposées à se donner à la France sans regret, sans arrière pensée, avec la volonté sincère de fusionner avec la masse française, de se lier indissolublement à elle, de faire corps avec elle.

     Ces collectivités, quelles sont-elles ? La population de la Régence comprend, exception faite des Français, des éléments européens composés en majorité d'Italiens et de Maltais et des éléments indigènes comprenant les Musulmans et les Israélites.

     Depuis l'application du décret du 8 novembre 1921, la question de la naturalisation ne se pose plus pour les Européens. On prétend, il est vrai, que ce décret ne vise que les (illisible) mais le texte parait avoir une portée plus large et ne se prête à aucune restriction. Est Français tout individu né en Tunisie de parents dont l'un, justiciable devant les tribunaux français au titre étranger, est lui-même né dans la Régence. Le texte est donc formel et tous les Européens, y compris les Italiens qui remplissent les conditions requises peuvent se prévaloir de la qualité de Français.

     La France s'inspirant d'un sage opportunisme politique, a cependant renoncé à appliquer ce décret aux Italiens. Ces derniers ne songent pas d'autre part à renoncer à leur nationalité d'origine. Les Italiens, ceux-là surtout qui n'ont jamais foulé le sol de la patrie, sont animés d'un nationalisme ardent, presque ombrageux ; ils sont les vrais pionniers de la Grande Italie et, s'ils ont peut-être oublié les rivalités qui ont un moment assombri les relations franco-italiennes lors de l'établissement du Protectorat français en Tunisie, s'ils acceptent aujourd'hui le fait accompli, il serait cependant difficile de concevoir qu'ils renoncent à leur nationalité pour servir la France.

     Entourés même de loin de toute la sollicitude de leur gouvernement, ils s'efforcent de favoriser les intérêts moraux et matériels de l'Italie. Ils se sentent forts de la proximité de leur patrie – la Sicile est à douze heures de Tunis – forts aussi de leur nombre, ils sont prêts de cent mille contre cinquante mille Français. Ce n'est donc par sur un tel élément que la France peut compter pour une propagande favorable à ses intérêts.

     Les Maltais ont déjà été naturalisés ou le seront dans une ou deux générations. Reste l'élément indigène.

     Un examen superficiel de la situation nous porte à souhaiter qu'un décret similaire à celui du 8 novembre soit également appliqué à cet élément. Mais il est à craindre que, de même que ce décret est resté lettre morte en ce qui concerne les Italiens, des dispositions identiques adoptées en faveur des Musulmans ne demeurent un geste vain. Il n'est pas téméraire d'affirmer que les Musulmans ne sont guère disposés à solliciter la naturalisation française, ne même à l'accepter dans le cas où elle leur serait offerte.

     Bien des raisons justifieraient d'ailleurs leur attitude. Accepter la nationalité française implique pour les Musulmans la renonciation à leur statut personnel, leur soumission aux lois françaises différentes des prescriptions coraniques.
     La naturalisation suppose l'assimilation totale ; dans les conditions actuelles cette assimilation ne parait guère possible pour la majorité des Musulmans et l'exemple que nous offrent ceux de l'Algérie nous dispense d'insister. On ne voit d'ailleurs pas comment on pourrait leur appliquer les lois françaises qu'on hésite à introduire en Alsace et en Lorraine.

     Si cela se faisait par contrainte toute l'âme musulmane se révolterait, si par contre ce décret donnait aux Musulmans la faculté d'obtenir la nationalité française à la condition qu'ils en acceptent toutes les conséquences, ce décret n'apporterait aucun progrès au peuplement français. Le monde musulman a, en effet, évolué dans une atmosphère peut-être plus pure, plus idéale, mais dans tous les cas différente de l'atmosphère européenne ; il a ses mœurs, sa mentalité sa civilisation, ses traditions qui ont évolué dans un sens parallèle à celui des mœurs, de la mentalité, de la civilisation, des traditions européennes. Pour passer d'une atmosphère à l'autre, le Musulman doit subir des heurts auxquels il ne voudrait certainement s'exposer, il a conscience d'appartenir à un peuple d'autant plus fortement que ses droits et ses obligations sont fixés par des lois religieuses plus rigoureuses que les lois civiles , faites et abrogées par des hommes, il a conscience d'appartenir à cet Etat qui, malgré tout, a conservé las cadres et les apparences d'un Etat indépendant dont il ne serait guère disposé à se détacher.

     Mais quelle est donc la situation des Israélites tunisiens dans cette mosaïque de nationalités et d'éléments ethniques qui, sans fusionner, se superposent et s'enchevêtrent ? A quelle nationalité appartiennent-ils ? Le monstre de Thèbes pourrait poser cette question à ceux qu'il voudrait perdre.

     Le juif est étranger, c'est l'hôte qu'on accueille par pitié, à qui on accordé une large, très large hospitalité, qu'on a toléré dans sa propre maison mais qui est toujours demeuré l'étranger. Le musulman, maître du pays, n'a consenti en effet à aucun moment à partager avec les adeptes d'une autre confession l'autorité qu'il y exerce, et cela est vrai non seulement de la Tunisie, mais de tous les pays dominés par l'Islam. C'est dire que les Israélites sont nettement considérés comme des étrangers. Ils ont donc vécu séparés des musulmans, ils ont formé des agglomérations distinctes, confinés dans des ghettos ou mellahs. Ils n'ont pu fusionner avec les musulmans, pour la simple raison que l'Etat, dominé par l'Islam, a toujours été un Etat théocratique régi par les lois coraniques.

A. SAGUES      (A suivre)


Suite et fin de l'article "Les Israélites de Tunisie et la Naturalisation française"
L'Avenir Illustré du 15 Janvier 1929

Les juifs éprouvent la plus profonde gratitude pour ces peuples musulmans qui leur ont permis de vivre et de se développer à côté d'eux et de pratiquer leur propre religion, mais ils sont demeurés un élément distinct, isolé, qui n'a pas pu former une partie intégrante d'aucune collectivité.
Si les musulmans évoluent, en effet, dans un cadre à la fois national et religieux le plus approprié à leur mentalité, si les étrangers en Tunisie sont fortement attirés dans l'orbite française, à moins qu'ils ne veuillent rester attachés à leur nationalité d'origine, les juifs sont tenus à l'écart des musulmans et des Français. Cet isolement politique n'a rien de splendide ; ce ghetto moral qui les enserre et les étreint leur est insupportable.

NOS DOCUMENTS

(Suite et fin)

     Les Israélites de Tunisie veulent asseoir leur situation politique et sociale sur une base logique, ils veulent appartenir à un groupe, se rattacher à une force collective, faire partie intégrante d'une nation, jouir des droits accordés à tout individu dans son pays natal, en assumer aussi toutes les obligations. A mesure qu'ils s'instruisaient, ils ont abandonné leurs mœurs propres pour évoluer vers la mentalité française. Il est aisé de constater que de toutes les agglomérations de la Régence, c'est la population israélite qui compte proportionnellement le moins d'illettrés. Dans les magasins, les établissements de crédit, les administrations privées, les études d'avocat ou d'huissier, dans toutes les institutions où l'accès est permis au mérite, sans distinction de confession, les employés sont en grande majorité, israélites. Quelle langue parlent-ils ? le français ; quels ouvrages, quels journaux lisent-ils ? livres et journaux français. On peut donc affirmer qu'ils ont une éducation française et que tout les rapproche de la France. C'est vers elle qu'ils tournent leurs regards et, si elle savait se les attacher, elle se montrerait habile, généreuse et clairvoyante.
Elle se montrerait surtout fidèle aux principes mêmes qui sont à la base de tout gouvernement moderne. Evincés de la plupart des administrations dont l'accès leur est interdit par les usages sinon par les lois, placés sous une juridiction qui, suivant le cas ou les circonstances, est française, musulmane ou juive, les Israélites tunisiens se refusent à considérer comme définitive une situation bâtarde et un régime qui constitue une atteinte à la liberté de conscience. Le gouvernement du Protectorat refuse en effet de reconnaître aux Israélites la qualité de Français ou de Tunisiens ; il les a dotés d'une organisation autonome, reposant sur une base confessionnelle. Ainsi donc les autorités locales qui sont l'émanation d'un gouvernement qui déclare vouloir ignorer l'existence de la plus haute et la plus puissante autorité religieuse, met la force légale au service des institutions religieuses, et cette seule contradiction condamne le régime d'exception imposé aux Israélites. Nous sommes autant que quiconque respectueux des autorités rabbiniques, mais nous ne pouvons concevoir leur existence que comme des forces morales et spirituelles se suffisant à elles-mêmes. Leur juridiction n'a de valeur que si elle est librement acceptée par les intéressés.

     En Tunisie comme en France, les convictions religieuses doivent demeurer un sentiment d'ordre privé et l'on ne saurait imposer à quiconque une obligation ayant un caractère confessionnel.
     Il pèse, de ce chef, sur la colonie israélite en Tunisie, un malaise qui s'aggrave tous les jours et dont la presse locale s'est fait l'écho à diverses reprises.

     C'est un paradoxe en vérité inadmissible, que toute l'existence des Israélites tunisiens, tous les évènements de la vie juive soient réglés par un réseau étroit de lois religieuses auxquelles, certes, les juifs sont libres de se conformer mais que nul – les représentants d'un Etat laïque moins que tout autre – n'a le droit de leur imposer.
     Ce sont en effet des lois religieuses qui seules président encore aux actes de mariage, de divorce, de successions, et les décisions des tribunaux rabbiniques créent des situations angoissantes et en opposition avec les données de la conscience moderne ; nous nous dispensons d'ailleurs, de préciser les abus qui peuvent se commettre sous le couvert de ces lois.

     Le régime est donc incompatible avec les principes modernes du gouvernement, incompatible surtout avec les principes qui justifient l'institution même du Protectorat, et l'on ne peut qu'être surpris que quarante ans après l'occupation française il puisse encore subsister.

     Ce régime n'est pas seulement inquisitorial ; il est humiliant, et l'on comprend que les Israélites éprouvent quelque impatience à s'en libérer. Peut-on concevoir, en effet, qu'un israélite, fut-il avocat, médecin ou négociant patenté, ne puisse quitter la Tunisie, ne puisse obtenir un passeport que sous la garantie du rabbinat ? A quoi donc rime un tel procédé de gouvernement ? Un Etat laïque qui met la force légale au service d'une autorité religieuse manque à ses devoirs et trahit sa mission. Il discrédite, au surplus, l'autorité religieuse dont il fait un instrument de domination et de contrainte. En renonçant à l'appui de l'Etat, le rabbinat gagnerait d'ailleurs en prestige et en puissance morale. Ce régime doit donc disparaître et il ne le peut que par la naturalisation individuelle, mais rapide, des israélites.

     Les israélites ont donné pendant la guerre des témoignages incontestables de leur attachement à la France. De nombreux jeunes gens et même des pères de famille se sont engagés dans les armées françaises. Il en est qui sont restés sur le champ de bataille. La plupart ont reçu la croix de guerre, certains la médaille militaire et la Légion d'honneur ; sous diverses formes, les israélites ont prêté leur concours à toutes les œuvres patriotiques. Sous quelque aspect, donc, qu'on envisage la question, l'octroi de la nationalité française aux israélites tunisiens s'impose.

     Il ne nous appartient pas d'en déterminer les conditions ; mais, d'ores et déjà, nous croyons nécessaire d'affirmer qu'il ne peut être question d'une naturalisation de masse, d'une réédition du décret Crémieux.

     L'acquisition de la nationalité française par les israélites tunisiens ne pourra avoir lieu qu'à titre individuel et sur la demande des intéressés. Quiconque parle et écrit la langue française, exerce une profession libérale ou paie patente, doit être, a priori, considéré comme suffisamment qualifié pour obtenir la nationalité française. Le fait d'avoir contracté et accompli un engagement dans l'armée française doit conférer, ipso facto, la nationalité française. Si les autorités du Protectorat estiment que tel individu est indigne de cette faveur, elles doivent le déclarer avant que l'intéressé ait accompli l'engagement et non après.

     De telles conditions ne sauraient être codifiées. Tout est question d'appréciation et les dispositions des autorités chargées d'accueillir les demandes de naturalisation peuvent jouer un rôle essentiel dans la francisation des pays où flotte le drapeau français. C'est du choix de ces autorités beaucoup plus que des lois votées par le Parlement, que dépend le développement de l'influence française dans ces régions. Qu'il nous soit permis à cette occasion de rendre un hommage sincère à M. Saint, Résident général de France en Tunisie. Mais nous avons lieu de redouter que sa politique clairvoyante ne soit contrecarrée par des subordonnés qui n'ont qu'une conception étroite et bornée des intérêts de la France.

A. SAGUES